La Presse / December 2001

Yegor Dyachkov: plus loin que le violoncelle

 

Claude Gingras

COUP DE COEUR 2001 - MUSIQUE

Yegor Dyachkov est certainement le plus québécois de tous les Russes qui ont cherché refuge ici à la fin du régime soviétique.

Lorsqu'il est arrivé chez nous avec sa famille, en 1987, il avait 12 ans et ne parlait pas un mot de français, rien qu'un peu d'anglais appris à l'école. Aujourd'hui, à 27 ans, il s'exprime dans une langue irréprochable et sans accent; il lui arrive même de lire un livre en russe puis en traduction française.

Québécois jusque dans sa vie privée, Yegor - comme tous l'appellent, pour ne pas buter sur le «diatch-kov» - a épousé une jeune pianiste et professeur de piano montréalaise, Caroline Malo, qui lui a donné un fils, Wolf-Antonin, 16 mois aujourd'hui. La petite famille occupe un appartement de deux étages au-dessus de celui des beaux-parents Malo, près du Mont-Saint-Louis.

Mieux encore que parfait Québécois, Yegor Dyachkov est un violoncelliste au talent unanimement reconnu. Ainsi, son enregistrement des Sonates de Prokofiev, Chostakovitch et Schnittke, réalisé chez Pelléas avec le pianiste Jean Saulnier, a été proclamé «Disque de l'année - Musiques classique, romantique et moderne» au dernier gala des prix Opus; le magazine torontois Opus (aucun rapport) l'a aussi choisi meilleur disque canadien de l'année en musique de chambre. Yo-Yo Ma, rien de moins, a entendu le disque et a invité Dyachkov à Tanglewood.

De même, ses prestations publiques, avec orchestre ou comme chambriste, sont toujours du plus haut niveau. Je ne me rappelle qu'une occasion où il avait joué, disons, moins bien que d'habitude.

La rencontre de Rostropovitch

Mais revenons en arrière: 1974, Moscou. Le 21 juin naît Yegor, fils d'Alekseï et Esfir Dyachkov, professeurs au Conservatoire Tchaïkovsky, lui d'alto, elle de piano. Cette même année, le gouvernement soviétique envoie les Dyachkov ouvrir une école en Équateur, où ils passeront trois ans. «Les Soviets cherchaient par divers moyens à étendre leur influence à l'étranger, rappelle notre violoncelliste. Là, mes parents prirent goût à la vie occidentale et se firent beaucoup d'amis, ce qui fut très mal vu par les autorités soviétiques. Je peux même dire que j'ai parlé espagnol avant de parler russe! Quand nous sommes retournés à Moscou, en 1977, et qu'ils demandèrent à émigrer, on leur retira leur poste au Conservatoire. Mon père fut obligé de balayer les rues et, sous un autre nom, jouer dans des orchestres miteux. Ma mère dut enseigner privément et faire de la couture.»

Dix ans de cette vie de misère avant que ne vienne enfin l'autorisation de partir. Nous sommes en 1987 et Yegor travaille déjà le violoncelle, avec Aleksander Fedorchenko. En transit vers le Canada, la petite famille se retrouve à Rome où Rostropovitch est annoncé en concert à l'Accademia di Santa Cecilia. Les Dyachkov s'y présentent avec leur fils et obtiennent du célèbre violoncelliste - et compatriote - qu'il écoute le petit avant d'entrer en scène. «Si vous allez à Montréal, allez voir Yuli Turovsky de ma part.»

Le jeune Dyachkov devient ainsi l'élève du violoncelliste et chef des Musici, qui l'accepte dans son orchestre. Il y demeurera cinq ans. Puis il ira à Cologne chez Boris Pergamenchikov, qui sera son cinquième et dernier professeur, les autres ayant été André Navarra à Vienne et Radu Aldulescu à Rome.

«Tous ont été importants pour moi, mais j'ai été le plus longtemps chez trois d'entre eux. Quatre ans chez Fedorchenko, qui m'a donné les bases, cinq ans chez Turovsky, qui m'a aidé dans la dimension expressive, et quatre ans chez Pergamenchikov, un savant, qui m'a donné de nouveaux moyens techniques et des connaissances musicologiques et stylistiques.»

Yegor Dyachkov fut ensuite, pendant deux ans et demi, le violoncelliste du Quatuor Arthur-LeBlanc, qu'il vient tout juste de quitter. «J'ai aimé l'expérience, mais cela me demandait trop de temps et d'effort.» Maintenant, sa carrière s'oriente nettement vers le concert avec orchestre et le récital avec piano. «Même si c'est plus difficile. Faire du solo, c'est... d'un contrat à l'autre.»

En octobre 2000, il faisait ses débuts à New York avec Jean Saulnier. Cette année, il a joué successivement en Colombie-Britannique, à Toronto, à Ottawa et dans plusieurs villes du Québec. Après quelques semaines de vacances, il repartira en mars et avril: Haydn avec l'Orchestre Symphonique de Montréal et l'Orchestre Symphonique de Québec, Tchaïkovsky à Anvers avec l'Orchestre Philharmonique de Flandre, Beethoven avec Anton Kuerti à Calgary. Quelques projets de festivals pour l'été prochain, d'enregistrement également, mais rien de précis encore. Et il songe déjà à faire de l'enseignement.

L'expérience de la vie

Aujourd'hui, avant même d'avoir 30 ans, Yegor Dyachkov est ce qu'on peut appeler un violoncelliste complet, avec une vision précise de chaque oeuvre abordée. «Chacune est faite d'ingrédients qui ne sont pas toujours dans le même ordre. L'accent peut y être mis sur le plaisir esthétique, ou la recherche stylistique, ou la digestion cérébrale, ou la perception viscérale. À partir d'un art fait de vibrations dans l'air - car la musique n'est pas une chose que l'on voit -, l'interprète doit chercher le vrai dans chaque oeuvre et véhiculer, à la fois, un message et une partie de soi.»

Cette observation, parmi tant d'autres, révèle un de ces rares musiciens qui pensent leur art, vont plus loin que l'exécution ou l'interprétation, explorent les aspects plus secrets de la musique.

Son visage s'illumine lorsqu'il parle de son enfant. «Une grande partie de mon vécu, c'est ma paternité. Le vécu influence chez un artiste la façon de communiquer son art; l'expérience de la vie enrichit la palette de couleurs.»

Les compositeurs qu'il préfère? «Ça change. Bach est toujours là... même si ce n'est pas très original de le choisir. Actuellement, j'aime beaucoup Brahms. Je veux enregistrer les deux Sonates et la version pour violoncelle de l'op. 78 pour violon. Et Chostakovitch me touche toujours.»

De Bach, joue-t-il les six Suites? «Je les ai lues. J'en joue quelques-unes. Je les aime de plus en plus. Mais je ne suis pas prêt à les jouer toutes en un seul soir! Je crois qu'un jeune violoncelliste doit s'y mettre très tôt. On nous a répété trop longtemps qu'elles étaient d'une complexité insaisissable et qu'il fallait en éloigner les étudiants. Au contraire, elles offrent plusieurs niveaux d'écoute.»

Ses préférences chez les violoncellistes: Rostropovitch et Pieter Wispelwey. Sur un Santino Lavazza (c. 1730) que lui a offert un homme d'affaires montréalais, il joue déjà l'essentiel du répertoire: une vingtaine de sonates, une dizaine de concertos. Deux compositeurs ont écrit pour lui: Jacques Hétu et André Prévost. Il a pris «beaucoup de plaisir», un jour, à faire du jazz et peut même s'intéresser pendant quelques minutes à un rock entendu par hasard à la radio.

Les cinq coups de coeur de Yegor Dyachkov:

> DISQUE: Franck, Debussy et Ravel par Augustin Dumay, violoniste, et Maria Joâo Pires, pianiste, chez Deutsche Grammophon

> LIVRE: L'art du maquillage, de Sergio Kokis, chez XYZ

> CINÉMA: Pollock, film de Ed Harris sur le peintre Jackson Pollock

> THÉÂTRE: Hamlet-machine, de Heiner Müller, présenté à l'Union Française

> DANSE: Le Cri du monde, à la Compagnie Marie-Chouinard

Back